L’alternative était la suivante : ou réaliser mon projet initial — me balader dans les Pyrénées espagnoles avec un cheval et une mule —, ou répondre à l’invitation de mes amis belges — Laurence et Thierry — de venir monter Opio, leur étalon lusitanien formé en haute école. D’un côté, une belle randonnée dans un registre connu, de l’autre, une expérience nouvelle et des sensations complètement inédites.
N’était-ce pas l’occasion entre mille de compléter mes savoirs et d’affiner mes acquis ?
Je venais d’avaler un bouquin qu’un ami m’avait conseillé auquel mon esprit d’ingénieur avait particulièrement accroché : L’équitation de légèreté de Jean-Claude Racinet.Second stimulant : je venais d’avaler un bouquin qu’un ami m’avait conseillé auquel mon esprit d’ingénieur avait particulièrement accroché : L’équitation de légèreté de Jean-Claude Racinet (Caracole). Non seulement l’auteur donne des indications très précises sur la manière d’accomplir les airs et la progression pour y arriver, mais il explique très en détail la mécanique de l’animal (notamment la locomotion) qui donne tout son sens à l’action du cavalier. De plus, dès qu’il aborde un sujet sensible, Racinet cite les prescriptions des grands maîtres et les commente abondamment. Son enseignement, en plus d’être scientifique (il ne donne aucune indication sans dire pourquoi), a donc une assise culturelle très large qui va de La Guérinière à l’équitation officielle de la FEI en passant par L’Hotte, Baucher, Steinbrecht et j’en passe.
Lorem ipsum dolor sit amet, consectetuer adipiscing elit. Integer lectus. Nullam faucibus nulla sit amet mi. Praesent consectetuer molestie arcu.Cerise sur le gâteau, il explique en début de son bouquin la philosophie de l’équitation de légèreté (prendre-rendre ; descente et séparation des aides ; optimisation des demandes ; mesure et tact équestre ; esprit du rassembler) qui cadre parfaitement avec les principes de l’équitation éthologique que j’enseigne : principe du cadre (ou de l’inconfort-confort) ; refus du conflit (prendre-rendre, recommencer quand le cheval se bloque) ; travail en champ détendu, dissymétrique (pour éviter l’opposition) et rassemblé ; contrôle indépendant de la tête, des hanches et des épaules pour le contrôle de l’ensemble, etc. J’avais donc un cheval, un maître et de plus, l’œil critique de Laurence pour me recadrer éventuellement. Je me lançais dans l’aventure.
À ma façon éthologique, je travaillais systématiquement le cheval en liberté dans un rond de dressage, puis en main dans la carrière avant de le monter. Ceci aussi bien pour le détendre que pour l’observer, confirmer les bases de notre relation (respect, attention, confiance, décontraction, malléabilité) et recaler nos marques (un étalon, même gentil comme Opio, a parfois l’esprit frondeur).
Très vite, ce cheval m’a offert des sensations neuves. D’abord celle de l’auto-rassembler que l’on obtient dans le pas compté en ralentissant et en diagonalisant l’allure avec les rênes seules (principe bauchériste de la main sans jambes et des jambes sans main). Tout à coup — sensation étrange, et exquise — le cheval ne pèse plus sur la main, il devient léger, se place, monte son garrot, s’arrondit de lui-même ; il n’offre plus aucune résistance, ne cherche plus aucun appui, il se rassemble comme s’il avait compris ce qu’on lui demandait et que, par jeu, il le faisait désormais de lui-même. L’impression (divine) est qu’à partir de là, tout est possible, il suffit d’un souffle pour porter le cheval en avant, en arrière, sur le côté ou le faire pivoter autour de ses épaules ou de ses hanches.
En explorant un peu ce pas compté et en insistant légèrement sur l’action des rênes (couplées cette fois avec le soutien de l’antérieur), ne voilà-t-il pas qu’Opio me donne un pas espagnol aussi superbe qu’inattendu ! Deuxième première pour moi qui allais bientôt découvrir que par la diagonalisation de son allure, ce pas compté m’ouvrait aussi les portes du piaffer (qui n’est autre qu’un trot sur place) ou du trot auto-cadencé qu’on pourrait aussi appeler le trot compté, vu que, comme le pas du même nom, il est lent (donc confortable) et qu’à cette allure, le cheval s’auto-rassemble également. De là à agir en rythme avec un léger pincer d’éperon pour passer d’une allure sautée à une allure dansée… et me voilà dans une esquisse de passage. Jubilation !
Je travaillais également les départs au galop à partir du trot, du pas et de l’arrêt afin d’en arriver aux changements de pied — car ce sont eux qui rendent le galop léger et équilibré, écrit le maître. J’ai finalement réussi à les synchroniser tous les trois temps. Là encore, expérience exaltante… et toujours cette impression de danse. Bon cavalier et mauvais danseur sont-ils compatibles ?
Bien sûr, tout cela n’était pas parfait. Laurence me l’a d’ailleurs fait remarquer lorsque, à cause de mon manque de métier, Opio ne donnait pas son dos. Mais manque de rythme, absence de synchronisation, confusion dans les aides entraînent immédiatement la sanction : mon cheval devenait nerveux, saccadé et se mettait à faire des caricatures de mouvement. Il me fallait donc apprendre à donner des indications cohérentes et sans ambiguïté pour être comprises par ma monture. Et ensuite, le plus dur : cesser d’agir tout en maintenant l’empreinte nécessaire au maintien de l’air, ce cadre des aides qui modèle le mouvement mais dans lequel le cheval doit se retrouver en pleine liberté musculaire, à peine de besogner dans une équitation lourde et sans grâce. Cent fois sur le métier…, je n’avais que dix jours !
Cette expérience m’a montré que les équitations éthologiques et de haute école (de légèreté) sont de même famille : elles s’occupent toutes deux d’éducation du cheval et du cavalier. Et elles se complètent parfaitement dans la mesure où la première permet d’aborder la légèreté préconisée par la seconde dès la basse école (son premier objectif étant d’obtenir un cheval respectueux, attentif, confiant, détendu et malléable).
Finalement, après ce voyage, je suis quand même parti une semaine dans les Pyrénées espagnoles avec trois amis, en configuration voyage à cheval, c’est-à-dire en complète autonomie, grâce à notre cheval de bât. Nous avons évolué entre 1.300 et 2.500 mètres autour et au-dessus de la Serra del Cadi (qui marque la limite sud de la Cerdagne) parmi les vautours, les renards et les isards. Nous sommes montés à des hauteurs où le ciel dénude la terre de ses arbres pour mieux lui faire l’amour. Nous sommes redescendus là où l’eau dévale en chantant les pentes boisées tandis que la lumière gambade dans les feuillages. Et parfois même, nous nous sommes aventurés dans ces lieux où de paisibles villages se rassemblent autour de leur clocher, des vaches grises offrent le carillon balinais de leurs sonnailles, et les chemins, les saveurs délicates de leurs mûres mûres. Nos chevaux devenaient les compagnons de nos jours et de nos nuits et nous offraient la dimension paysanne du temps retrouvé.
Pourtant un regret : pourquoi Opio n’était-il pas avec moi ? Le rêve n’est-il pas qu’un même cheval nous offre les plaisirs du voyage, les subtiles sensations de la haute école et les griseries du saut d’obstacles ?
Car lui sait tout faire. Seul son cavalier le réduit à ses propres limites.
Texte © Stéphane Bigo – Photos © Véronique ou Stéphane Bigo
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