L'âge d'or de l'Islam

Pendant mon voyage à cheval en solitaire au Moyen Orient (Turquie, Irak, Iran et Afghanistan)[1], je n'ai jamais su le matin où j'allais loger le soir. Pourtant, de bourgade en bourgade, j'ai toujours trouvé un toit pour m'accueillir et un terrain pour mes chevaux. De même lors de rares différents, provoqués souvent par mes équidés, il y avait toujours un hadji pour arbitrer le débat et trouver une solution. Ai-je profité de la tradition d'hospitalité des peuples nomades ? Lors des litiges, ai-je bénéficié de l'ijtihad, cet état d'esprit de conciliation et de compréhension qui animait les écoles de jurisprudence pendant l'âge d'or de l’Islam ?

Note

[1] raconté dans Crinières au vent d'Asie

Départ matinal en Turquie

Je quitte la famille turque qui m'a accueilli chez elle.

On ne peut comprendre les êtres et leurs cultures si on ignore leur histoire. Du VIIIe au XIIIe siècle, la civilisation islamique a éclairé le monde. Grâce à elle, dans tous les domaines la connaissance a progressé : médecine, philosophie, astronomie, mathématiques, géographie, économie, etc. Certains qualifient même les trois premiers siècles de cette période d'âge des lumières. Pourquoi et comment cela s'est-il produit ? Quelles furent les causes de son déclin ?

Résumé historique

Trois dynasties portèrent la civilisation musulmane à son apogée : les Abbassides de Bagdad du VIIIe au XIIIe siècle, les Omeyyades de Cordoue entre le IXe et le XIe siècle et les Fatimides du Caire au Xe siècle. La conquête (de 632 à 751) avait rassemblé un immense territoire qui s'étendait de l'Atlantique à l’Himalaya et qui associait deux grandes zones de civilisation : occidentale (cultures gréco-romaine et judéo-chrétienne) et orientale (Mésopotamie et Perse, largement ouverte au riche patrimoine chinois et indien, grâce notamment aux routes de la soie). Il s'agissait pour les souverains de cette époque de promouvoir l'Islam et de lui donner ses lettres de noblesse en suivant le précepte de Mahomet : « Cherchez la connaissance jusqu'en Chine s'il le faut. »

Les califes dynamisèrent la société en créant des universités (Nizamiyyah), des lieux de débat dotés de riches bibliothèques (Maison de la sagesse, Bayt al-Hikma ; Maison de la Science, Dar el-Ilm ; Maison de la Connaissance, Dar al-Hikma), mais aussi en utilisant le savoir-faire des élites des pays qu'ils avaient conquis. C'est ainsi qu'ils utilisèrent les talents des chrétiens jacobites et nestoriens (considérés comme hérétiques par l'orthodoxie catholique) pour traduire les philosophes grecs, chantres de la raison. Ce tout en préservant la révélation et en instaurant un droit musulman : la charia.

Foisonnement scientifique pendant l'âge d'or de l'Islam

Penchons-nous sur les principaux aspects de la pensée pendant l'âge d'or. Nous verrons que si cette période correspond traditionnellement au règne des abbassides (750-1258), elle ne concorde pas complètement avec celle des lumières (de 750 à1018). En effet, en 1018 intervint un évènement majeur qui restreignit fortement la liberté de pensée.

Élaboration de la Charia

Pour combler l'absence de droit, des écoles de jurisprudence (madhahib) s’organisent et développent une science juridique (fiqh) qui fait corps avec la théologie. Retenons les quatre principales :

  • le hanafisme fondé par l'imam Abû Hanifa (mort en 767) défend une approche flexible et rationnelle de la loi islamique. Il accorde une grande importance à l'opinion personnelle des juristes (Ra'y - le Raï est actuellement une culture musicale marquée par son caractère irrévérencieux).
  • le malékisme fondé par l'imam Malik (mort en 795), courant traditionnel rattaché au « gens du Hadith » en opposition aux « gens de la raison ». Selon Wikipédia, il s'agit de l'école la plus répandue en France.
  • le chaféisme fondé par l'imam Chafii (mort en 820), école qui se distingue par son approche équilibrée entre le hanafisme et le malékisme
  • le hanbalisme fondé par l'Imam Hanbal (mort en 855) privilégie une interprétation littérale des textes sacrés et un retour aux pratiques des origines. Il est considéré comme le plus rigoriste de l'Islam. Le wahhabisme (XVIIIe siècle), très proche du salafisme, s'en réclame.

Malgré leurs différences, ces écoles réussissent à créer un système juridique cohérent grâce à l'Ijtihad, état d'esprit de réflexion, de compréhension et de conciliation qui, à mon avis, n'est autre que celui de la dialectique platonicienne.

Maison de la connaissance dans l'Islam ancien

Les quatre sources de la charia sont respectivement, le Coran (révélation divine) ; la Sunna : paroles, actes et avis de Mahomet et de ses compagnons compilés dans les hadiths ; Al-Ijmâ : consensus des jurisconsultes sur les questions juridiques et théologiques ; Al-Qiyâs : Le raisonnement analogique utilisé pour appliquer les principes du Coran et de la Sunna à des situations nouvelles.

Remarque 1 : Si l'Ijmâ a une grande importance pratique pour les juges (qâdi), le Quiyâs utilise comme source de droit la raison, même si elle reste dans l'orthodoxie (domaine donc du Kalâm ou "théologie spéculative", en opposition à la "théologie scolastique" qui ne fait que commenter les testes sacrés).

Remarque 2 : Il s'avère qu'en pratique, la charia est interprétée et appliquée de façon fort différente selon les contextes nationaux. Les régimes juridiques et judiciaires de l'Arabie saoudite ou de l'Afghanistan sont beaucoup plus strictes que ceux de l'Indonésie ou de la Malaisie par exemple. L'Iran, pays chiite et théocratique suit une école de jurisprudence chiite. La Turquie quant à elle applique un droit laïque depuis les réformes de Mustapha Kemal dans les années 1920.

La grande question : le Coran, « créé » ou « incréé » ?

Leçon de Coran en Turquie

Ce point est fondamental pour comprendre l'Islam. Si le Coran est « incréé », cela signifie que ce texte existait dans son intégralité avant la création. Il est donc éternel et de nature divine. Il est en soi une vérité indiscutable, un dogme absolu. Nul ne peut l'interpréter ni l'adapter.

En revanche, s'il est « créé », il est, comme l'univers, susceptible d'être étudié, précisé, adapté par la « raison ». Laquelle, étant liée à l'âme, elle-même de nature divine, peut connaître des vérités éternelles. D'où l'importance, pour les tenants de cette conception, du raisonnement philosophique, apte à dégager ces vérités.

La philosophie islamique (falsafa) pendant l'âge d'or

La falsafa s'inspire principalement de l'héritage intellectuel hellénique tout en restant subordonnée au cadre religieux islamique. Elle est profondément humaniste. Elle anime plusieurs courants de pensée qui ont marqué l'histoire - l'acharisme (doctrine réputée du « juste milieu »), le maturidisme, le mutazilisme (qui déclare l'homme responsable de ses actes), le Kalâm ('ilm al-kalām qui signifie « discussion, dialectique ») - auxquelles s'ajoutent de nombreux penseurs. Citons les plus influents.

Le Mutazilisme et les « gens de la raison »

Le Mutazilisme, apparu dès le VIIe siècle, est une école de théologie qui prône le libre arbitre et l'approche rationnelle (Dieu lui-même est raison, observe-t-elle). Elle réfute l'idée que le Coran serait incréé ; si tel était le cas, remarque-t-elle, il serait une entité divine à l'égal de Dieu. Or l'injonction de la Sourate 16:51 est formelle : « Ne prenez pas deux divinités. Il n'est qu'un Dieu unique. Ne craignez que moi ! ». De dire qu'il est incréé reviendrait donc à lui donner une nature d'idole, notion fermement rejetée par le Coran lui-même (Sourates 16:52 et s.). Ce mouvement connaît une large audience jusqu'au milieu du IXe siècle, notamment auprès des califes Al-Ma'mun (fondateur de la célèbre maison de la sagesse de Bagdad) et de ses deux successeurs qui régnèrent de 813 à 847. Il fut condamné comme hérétique par le calife qui leur succéda, Al-Mutawakkil (847 à 861), qui rétablit le traditionalisme sunnite, lequel considère généralement le Coran comme incréé. Ce mouvement est influencé par le Hanbalisme qui rejette la théologie spéculative du Kalâm.

Avicenne, prince des savants

Avicenne, prince des savants et grand maître du savoir médical

Parmi les « gens de la raison » qui ont marqué cette période par leurs contributions intellectuelles et ont joué un rôle crucial dans le développement de la science et de la philosophie, citons les plus notables :

  • Al-Farabi (872-950) : Philosophe et polymathe (personne au savoir encyclopédique). Souvent surnommé le “Second Maître” (après Aristote). Il a écrit sur la logique, la philosophie politique, et la métaphysique.
  • Ibn Sina (Avicenne) (980-1037) : Médecin et philosophe persan,, réputé «  le troisième maître » dans la mesure où il s'inspire d'Aristote et d'Al-Farabi. Son ouvrage “Le Canon de la Médecine” a été une référence en Europe et au Moyen-Orient pendant des siècles. Son œuvre philosophique, au carrefour des cultures orientales et occidentales est toujours étudiée.
  • Al-Kindi (801-873) : Connu comme le “philosophe des Arabes”, il a introduit la philosophie grecque dans le monde islamique et a écrit sur divers sujets, y compris la médecine, l’astronomie, et la musique. Il fut l'un des représentants les plus prestigieux du mutazilisme.
  • Al-Ghazali (1058-1111) : Bien qu’il soit surtout connu pour ses travaux en théologie et en mysticisme, il a également écrit des œuvres importantes sur la logique et la philosophie.
  • Ibn Rushd (Averroès) (1126-1198) : Philosophe et juriste andalous. Il est célèbre pour ses commentaires sur Aristote qui ont eu une grande influence sur la pensée médiévale en Europe. Il est considéré comme le chantre de la "double vérité", celle de la révélation d'une part et celle de la raison d'autre part car, déclare-t-il, l'intelligence humaine est une émanation de l'intelligence divine.

Ces penseurs et leur héritage continuent d’influencer le monde moderne.

Déclin de l'âge d'or

L'ijtihad

Historiquement, certains érudits ont déclaré la “fermeture des portes de l’ijtihad” autour du 10ème siècle, affirmant que les principales questions juridiques avaient été résolues et qu’il n’était plus nécessaire de poursuivre cet effort. Cependant de nombreux penseurs ont continué à pratiquer l’ijtihad jusqu’à nos jours ou l'appellent actuellement de leur vœux.

La falsafa et l'épitre de Qadir

Dès le règne du calife Al-Mutawakkil, les milieux conservateurs menés par Ibn Hanbal imposèrent leur doctrine selon laquelle il n'y avait place que pour une seule vérité, celle de la révélation. Dans un premier temps, ils obtinrent l'interdiction d'utiliser les courants philosophiques étrangers comme support de l'exégèse coranique.

En 1018, le calife abasside Al-Qadir, probablement influencé par les seljoukides turcs en expansion, décide de protéger l'orthodoxie contre les doctrines divergentes et d'unifier l'Islam. Aux termes d'une profession de foi solennelle (Risâla al-qâdiriya, « l'épître de Qadir »), il condamne les doctrines chiites mais aussi le Mutazilisme et plus généralement le Kalâm, et fait du Hanbalisme la doctrine officielle. Cet acte qui restaure le sunnisme fondamentaliste signe l'arrêt de mort de la falsafa, du débat d'idées dialectique et des remises en question (doute scientifique en particulier).

Toute la vérité est dans le Coran

1018 - L’épitre de Qadir déclare qu'une seule vérité n'a cours désormais, celle de la révélation.

Cette orientation théologique qui n'a pas été modifiée depuis, fige la pensée pour les siècles à venir. L'épître de Qadir ramène l'Islam à son sens étymologique (« soumission à Dieu, résignation à Dieu, paix trouvée dans l’action de se soumettre à Dieu ») et la Cour européenne des Droits de l'Homme en vient à conclure dans un arrêt du 31 juillet 2001 : « Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l'Homme, et de soutenir un régime fondé sur la Charia qui se démarque nettement de la convention européenne des droits de l'Homme, eu égard notamment à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu'il réserve aux femmes dans l'ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique, conformément aux normes religieuses. »

Conclusion

A partir du XIe siècle se confirment les signes d'une crise sociale durable, notamment dans le domaine des idées. À Bagdad, Avicenne devient la cible du théologien Al-Ghazali, homme influent, qui publie en 1095 « L'incohérence des philosophes » (Tahafut al-Falasifa). Plus tard, à Cordoue, l’œuvre d'Averroès est brulée sur la place publique ; il doit fuir l’Espagne. A l'extérieur, les coups de boutoir des Mongols au XIIIe siècle, de la peste noire au XIVe siècle, des Latins par la suite (croisades, reconquête en Espagne), de l'abolition du califat en 1924 par Mustapha Kemal, tout contribua au raidissement et au conservatisme d'un islam devenu dominant en son sein mais menacé de l'extérieur.

Autodafé

1195 - À Cordoue, l’œuvre d"Averroès est brulée

Laissons le dernier mot au sociologue et historien magrébin Ibn Khaldûn (1332-1406), l'un des derniers grands penseurs de l'Islam classique qui traite en particulier de la façon dont naissent et meurent les empires : « Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et al-Andalus, et que le dépérissement des connaissances scientifiques eut suivi celui de la civilisation, les sciences disparurent. On en trouve seulement quelques notions, chez de rares individus, qui doivent se dérober à la surveillance des docteurs de la foi orthodoxe. »

L'étude de cette période rejoint les différentes expériences que nous pouvons faire des groupements humains et des communautés : au-début, l'enthousiasme, la bonne volonté, l'Ijtihad (alias l'esprit dialectique) mobilisent chacun au service du groupe. Puis, les résultats s'accumulant, on commence à penser à soi et à vouloir profiter du système. L'individualisme s'installe, les ego s'affirment, les points de vue divergent, les avis se tranchent, la rhétorique s'invite au débat, l'Ijtihad disparaît. Comment faire renaître l'esprit de corps du début ? Comment considérer l'autre à nouveau comme sujet et non plus comme objet ? Comment retrouver le couplage des esprits ?

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