Émotions, écrans, sens de la vie

38 ans, récemment divorcé, en passe de devenir notaire dans le nord, séparé de mes trois enfants partis vivre à Marseille, désorienté par cette situation imprévue, il me vient une idée farfelue : prendre une année sabbatique pour réfléchir à tout cela et vivre une aventure marquante, de celles que je n'ai pu réaliser lorsque j'étais jeune homme pour cause d'études supérieure prenantes [1] et de fiançailles précoces. J'ai conscience que ce projet est déraisonnable. Mon entourage me le répète d'ailleurs sur tout les tons. D'autant plus que l'aventure marquante en question consiste à aller à cheval d'Istanbul à Kabul en passant par l'Irak, l'ancienne Mésopotamie, berceau de notre civilisation. Mais l'idée revient, et revient, et revient ! Au point que quand je dis oui, je n'ai même pas de décision à prendre. Le fruit est mûr, j'accorde ma conscience avec cette voix intérieure qui me harcèle depuis une année déjà. En fait, je capitule !

Note

[1] Préparation aux grandes écoles et intégration à Sup Aéro

Iran - Steph entre ciel et eau

Émotions

J'ai conscience que cette voix provient d'un lieu caché, un jardin secret enfoui dans un endroit retiré de ma conscience, là où naissent les rêves et les passions. Elle est ténue, la plupart du temps inaudible, masquée par l'agitation de nos pensées et de nos activités. Ce qu'elle engendre est purement émotionnel mais elle est porteuse d'une force incroyable, comme l'eau qui coule et sculpte les montagnes. Elle m'a engagé dans une deuxième vie, exaltante, complètement inattendue. Mon exemple est loin d'être unique. Tous ceux qui ont la chance d’œuvrer dans leur domaine de prédilection n'ont pas l'impression de travailler mais d'accomplir leur « mandat céleste » et de participer, chacun à son niveau, à la marche du monde.

La plupart de nos comportements sont, d'une manière ou d'une autre, motivés par nos émotions. Elles agissent comme un système de messagerie interne qui joue un rôle crucial dans nos actions et décisions, et sont à l'origine de chaînes de causalité d'où découlent tout un parcours de vie. La raison n'intervient que dans un second temps, soit pour accorder nos émotions avec le réel - rôle de la réflexion critique qui calme l'émotion, cherche à comprendre et renoue avec le rationnel -, soit pour donner un vernis de logique à nos comportements (l'art de la rhétorique, grande spécialité de l'ego).

Elles engendrent le pire comme le meilleur. Nos "passions tristes" - haine, peur, égoïsme, colère, mensonge, violence... - nous déstabilisent et nous éloignent de notre humanité. Nos "passions joyeuses" nous recentrent, nous permettent de repousser nos limites et de transformer nos faiblesses en force (cf. Spinoza). Dans tous les cas, nos émotions sont bien les porteuses de force de nos actions.

Écrans

À condition qu'elles soient bien les nôtres. Qu'en est-il des émotions que nous vivons par personne interposées grâce aux progrès de l'informatique et à la prolifération des écrans ? La tech a tout chamboulé en s’immisçant dans notre vie privée, en remplaçant l'effort par la facilité, en interrompant le cycle de nos actions, en faisant de nous un morceau de viande sur un morceau de coussin (Alain Damasio) addict à ces émotions que les concepteurs ont l'art de rendre haletantes. Cible privilégiée, l'enfant, branché naturellement sur l'imaginaire dans son jeune âge et sur son besoin de modèles pendant son adolescence. La tech nous plonge dans le monde de la croyance, de l'illusion et nous impose une vision du monde factice, qui exclut l'expérience sensorielle personnelle, l'apprentissage par essai-erreur ou les interactions humaines, indispensables au bon développement de la personnalité. Les écrans selon Boris Cyrulnik peuvent figer le processus de développement cérébral de l'enfant qu'il captive et isole. L'écran est devenu l'alien qui prend le pouvoir sur l'esprit et conjure l'altérité.

L'écran et l'ado

Maintenant qu'elle existe, on ne peut plus faire sans. Telle est la loi du progrès. Si son impact dans le domaine émotionnel peut être délétère, elle rend également des services précieux qui changent notre vie. Comment faire la part des choses ? Peut-on amener nos enfants à utiliser les écrans de façon vertueuse comme le suggère Caroline Goldman ? Oui si cette utilisation contribue à la réalisation personnelle de l'individu. Vaste programme qui soulève une nouvelle question : qu'est-ce qu'un être réalisé ?

Sens de la vie

Selon Frédéric Lenoir, un homme réalisé est quelqu’un qui a atteint un état de sagesse et de plénitude intérieure. Il explique que cela passe par une profonde connaissance de soi, une harmonie avec le monde, et une capacité à vivre pleinement dans l’instant présent.

Selon Matthieu Ricard, la réalisation de soi passe par la transformation intérieure, lorsque l’on cultive des qualités positives telles que la bienveillance, la compassion et l'écoute, tout en réduisant les émotions négatives comme la colère, l'impatience et l’égoïsme. La méditation favorise l’introspection et l’autocritique, indispensables aux remises en question de cette transformation intérieure.

Personnellement, je pense que l'Homme, comme tout ce qui vit, participe à la marche du monde. Si la Vie, par la voie de la reproduction sexuée, fait de chaque être vivant un individu unique, c'est pour qu'il apporte, à sa façon, sa pierre à l'édifice et participe ainsi à son développement. Ou pas en ce qui concerne l'humain, puisque, a priori il dispose du libre arbitre. Dans ce contexte, il se réalise dans la mesure où il prend conscience de son exception et de son potentiel "au service de…" et que "visitant sa terre intérieure, il la métamorphose pour en extraire la pierre cachée". Pour cela, concrétiser ses aspirations, s'affirmer, s'accomplir - autrement dit s'épanouir par l'action et la mise en jeu de ses talents. Moyens d'être au rendez-vous de son histoire, de se relier avec l’ensemble du vivant et de participer à la marche du monde.

Ce que m'a finalement appris le voyage, c'est que le but de la vie n'est pas d’être heureux, mais de se réaliser. Ce n'est pas de rechercher le bonheur mais la plénitude, celle que j'éprouve lorsque j'ai réalisé l’œuvre que je m'étais proposé d'accomplir. En général, plus mon projet a d'envergure, plus le cycle de sa réalisation présentera de complications, de difficultés et plus il nécessitera d’implication personnelle. À moi donc « d'y mettre du mien ». Dans ce sens, l’œuvre reproduit la démarche alchimiste de la transformation, de la manifestation d'un potentiel, du dépassement de soi. La vie est une longue ascension. C'est une fois l’œuvre réalisée que je vois ce dont je suis capable. C'est alors que j'éprouve le sentiment du devoir accompli, celui de plénitude qui nous met la tête dans les étoiles.

Compagnon du devoir-Chef d'oeuvre

Chef d’œuvre d'un compagnon du devoir.

Quelle est la place des émotions passives dans cette entreprise ? À chacun sa réponse mais il est bon d’y réfléchir.

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