Sur ce mode « Et j'te casse ! », Jean Dujardin en fait un modèle de dérision dans le film culte Brice de Nice. Belle manière d'asseoir son pouvoir et de mettre les rieurs de son côté. Il n'en reste pas moins que le ressort de ces attitudes est le même : l'humiliation, une des blessures d'enfance qui empêche d'être soi-même.
Culpabilisation
Lise Bourbeau y ajoute le rejet, l'abandon, l'injustice et la trahison[1]. À bien y regarder, le dénominateur commun de la plupart de ces blessures est la culpabilisation, fruit d'un despotisme ambiant exercé aussi bien par nos proches que par les courants de pensée dominants ou par « un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes »[2] dont la conséquence est à la fois la limitation de notre liberté et (surtout) de notre libre arbitre.
En faisant référence à des principes supérieurs tels que morale, idéologie ou règlements, le culpabilisant développe une rhétorique destinée à enfermer le culpabilisé dans une cage d'indignité qui lui fait perdre l'estime de soi. La perte de confiance qui en résulte occasionne une souffrance qui nous décourage et annihile nos capacités réactives. Au point qu'elle peut entraîner des dépressions, des burn out, voire des suicides.
Cette culpabilisation est l'arme principale de tous ceux qui veulent exercer le pouvoir et nous conditionner pour qu'on réagisse selon leur intérêt ou leur manière de voir. Elle est le levier de la manipulation qui nous fait passer insidieusement du statut de sujet à celui d'objet. Manipulation qui consiste à créer une relation de dominance en donnant au manipulé le sentiment d'être fautif alors même qu'il n'a pas commis de faute (contrairement à la culpabilité). Il est essentiel pour notre santé mentale et physique de s'en débarrasser.
Comment s'en sortir ?
Premier point : refuser d'être traité en objet. Prendre conscience de notre territoire. Physiquement, il est matérialisé par notre bulle, définie par les éthologistes comme l’espace personnel de protection que tout être vivant organise autour de lui. Cette bulle est l’expression physique de notre espace vital, partie intégrante de notre organisme. Toute intrusion dans notre bulle sans notre accord est un acte de violence[3].
Second point : retrouver la confiance en soi. Comment ? En étant soi-même et non ce que les autres ou la société voudraient qu’on soit. Le meilleur moyen pour cela : agir, mettre en œuvre nos talents, nous laisser guider par nos aspirations, réaliser nos rêves. En bref : vivre, nous brancher sur notre réalité de sujet.
Troisième point : savoir dire « non ! », remettre l’autre à sa place lorsqu’il tente de prendre le pouvoir, s’éloigner des ambiances délétères pour se retrouver soi-même. Elle permet de contrer les manipulateurs de tous bords, d’écarter ce qui nous nuit, de retrouver notre dignité d’être vivant et de redevenir maître de nous-même. Le jeu en vaut la chandelle.
Dans notre étude du modèle de Kohlberg[4], nous avons vu que, au stade 4 de l’évolution de l’individu, le jugement moral qui guidait ses choix était l’obéissance aux règles. Elles lui permettent de savoir quoi penser et comment se comporter. Il est important si l’on veut se débarrasser de la culpabilisation de passer au stade suivant, celui de la maturité morale qui consiste à fonder son jugement sur sa propre évaluation, l’éthique personnelle que nous avons édifiée par la réflexion critique et notre expérience de vie. Et aussi prendre conscience que c'est souvent le culpabilisant qui a un problème… ou l'enfant qui est en lui. Blessure qui peut entraîner une jalousie qui l'incite à culpabiliser l'autre pour lui faire payer les souffrances qu'il éprouve. Dans le cas de trahison par exemple, Lise Boubeaux parle d'un comportement de contrôlant, propre à celui du pervers narcissique.
Quel avenir pour l'homme ?
L'avenir s'annonce-t-il meilleur avec les progrès de la tech ? Si elle présente un progrès indéniable, elle tend à nous faire vivre des états émotionnels par personne interposée tout en nous confinant dans des techno-cocons qu'Alain Damasio dénonce dans son récent « Vallée du Silicium » : La tech, écrit-il, ontologiquement conjure l'altérité. Prenant l'exemple de l'écran et plus précisément du casque de réalité mixte censé réinventer et augmenter notre rapport au monde, il fulmine : Ce casque fabrique une anthropologie du corps assis, figé dans la mollesse des canapés et des sofas. ... Un morceau de viande sur un morceau de coussin, une chair électrisée de stimuli sonores et lumineux à laquelle on demande encore de presser le pouce contre l'index pour valider un choix. Le danger de l'IA n'est pas d'égaler ou de dépasser l'intelligence humaine mais bien de nous faire penser comme des algorithmes.
Partout la marée de la violence et de la haine ne cesse de dépasser les coefficients d'alerte. Les bombes explosent dans les lieux publics, les maires se font molester, les enseignants menacer de mort et dans certains milieux, question d'honneur, les garçons qui parlent aux filles se font tuer à coup de pied et les filles émancipées sont rouées de coups. Même constat dans le rapport de l'homme et de la nature. L'homme plie animaux, végétaux ou minéraux à son bon plaisir sans aucun respect pour le vivant qui pourtant lui assure son existence. La violence : une force faible ! disait Jankélévitch. Elle a beau être faible, c'est une tueuse qui fait de gros dégâts.
Constatons que nous sommes dans un monde en crises graves dont la cause première est d'ordre relationnel. La relation sujet à objet n'est plus de mise car elle instaure un rapport despotique entre les protagonistes. S'il ne prend pas conscience que, dans tous les domaines, la seule façon possible d'appréhender l'altérité (humaine, animale ou environnementale) est de la considérer comme sujet - entité vivante à part entière -, l'homme court à sa perte.
Notes
[1] Voir son livre "Les 5 blessures qui empêchent d'être soi-même".
[2] Tocqueville, livre de référence : De la démocratie en Amérique.
[3] Je développe cette notion dans mon essai "Éducation bienveillante du cheval et de l'être humain : l'effet miroir", p. 137 et 138.
[4] Notre essai, p. 26 à 31.
1 De Gaëlle Leprévost -
L'usage de la culpabilisation est insuffisamment abordé en éducation. Cette synthèse de Stéphane Bigo est très édifiante. D'autant plus intéressante que c'est souvent "l'arme" des soi-disant bienveillants...